Trois gouttes de sang
Trois gouttes de sang
Sadeq Hedayat
Phébus, 1988
Le père du roman moderne iranien
Sadeq Hedayat, né en 1903 à Téhéran, est l’un des plus grands écrivains iraniens contemporains. Il est celui qui a initié l’écriture romanesque dans son pays. Avant lui, la littérature iranienne était entièrement dominée par la poésie. Dans son enfance, il fréquente le collège français de Téhéran, puis se rend en Belgique et à Paris pour finir ses études. Touché par la dépression, il tente une première fois de se suicider en se jetant dans la Marne. Sauvé in extremis, il retourne en Iran, écrit quelques textes mais fait face à la censure dans son pays. Il décide alors de partir en Inde où, durant 3 ans, il étudie le persan ancien et rencontre des intellectuels locaux. Devenu opiomane depuis son retour en Iran, il s’enfonce de plus en plus dans ses addictions.
En 1950, il revient en France et se suicide 6 mois après son arrivée, rue Championnet dans le 18ème arrondissement, dans la misère et la solitude, très affaibli par la drogue. Enterré au cimetière du Père Lachaise, non loin de Marcel Proust, sa tombe est régulièrement fleurie. Elle est devenue au fil du temps un pèlerinage pour les Iraniens amoureux de littérature et de liberté.
Un auteur à découvrir ou à ne pas oublier, véritable chaînon manquant entre la littérature européenne et asiatique, ce que la culture iranienne peut avoir de plus libre et de plus érudit. Un œil désespéré et intelligent sur le monde et l’humanité, qui nous décrit les mœurs iraniennes avec poésie et humour et touche au final à l’universel.
Une œuvre prolifique
Avant son suicide, Hedayat a brulé une partie de son travail. Il nous a laissé seulement une quinzaine de textes. Son plus célèbre roman, La Chouette aveugle, écrit en 1936, traite des pensées et des hallucinations cauchemardesques d’un opiomane qui, se sentant mourir, pense revivre ses vies antérieures. En 1941, lors de sa publication en Iran, il provoque un véritable scandale. Le roman est salué par Henry Miller ou encore par les surréalistes à sa sortie en France en 1953. Réédité plusieurs fois, il bénéficie d’une nouvelle traduction en 2024. Le thème de la mort et du suicide est omniprésent chez Hedayat, comme dans le roman Enterré vivant, mais il célèbre aussi la vie, la poésie et les bonheurs simples.
Sadeq Hedayat, était un esprit libre et un grand passionné du poète Omar Khayyâm, auquel il a consacré un essai, s’inscrivant ainsi dans la tradition perse. Toute l’œuvre d’Hedayat transpire de son attachement au folklore, à la culture populaire iranienne de son époque et aux traditions de la Perse antique ; mais il rejetait dans un même mouvement les superstitions et le pouvoir des mollahs, avec par exemple son roman Hâdji Aghâ, sorte de Tartuffe iranien. Il fut également très influencé par les écrivains européens, comme Franz Kafka, qu’il traduit en persan depuis le français, mais aussi par Maupassant ou Rilke. Le fantastique parcourt son œuvre, qui est jalonnée de cauchemars et de fantômes. L’horreur réelle du monde et les artifices des rêves ou de la drogue n’y font qu’un.
Un recueil de nouvelles magnifique
Trois gouttes de sang est un recueil idéal pour rentrer dans l’œuvre de Hedayat. Écrit avant La Chouette aveugle, il est composé de 10 nouvelles toutes plus fortes les unes que les autres, dont le décor est l’Iran des années 1930. Il résonne avec un autre recueil d’Hedayat intitulé L’abîme et autres récits. Il y a déjà tout son style et ses centres d’intérêts. Les nouvelles naviguent entre le fantastique ("Le trône d’Abou Nasr", "Les nuits de Varâmine") et le naturalisme ("Le chien errant"). Elles sont toutes marquées par une inquiétude et une mélancolie, très sombres, parfois remplies d’amertume, d’histoire de vengeance ou d’amour contrarié ("Dâsh Âkol"). Comme dans toute son œuvre, sa plume s’articule autour d’une ironie acerbe et de descriptions méthodiques des petits détails, des petits gestes.
Hedayat est un satiriste. Il y a de l’humour dans ses nouvelles. Il se moque volontiers des petits travers de la société iranienne, des riches comme des pauvres et des marginaux. Il dénonce l’hypocrisie sociale, l’ignorance et la pauvreté morale des humains qui sont dues, selon lui, au poids de la religion et de la tradition dans la vie quotidienne. Il condamne l’hypocrisie religieuse, les faux dévots, la bigoterie ("La quête d’absolution"). Hedayat souligne également l’absurdité du monde et l’incurable démence humaine ("Trois gouttes de sang"). Enfin, Le thème des rapports familiaux est très présent dans ce recueil ("La sœur ainée"). Hedayat moque aussi le patriarcat et dénonce la misogynie qui régissent les familles ("La femme qui avait perdu son mari", "Le tchador", "L’intermédiaire").
Ce recueil de nouvelles magnifique et d’une grande modernité est un vrai coup de cœur ! Les chutes sont inattendues, dans la tradition des nouvelles européennes, ce qui fait de Hedayat un des véritables héritiers de Maupassant et Kafka. Un écrivain majeur du XXème siècle.
Benjamin, août 2024
>> Pour aller plus loin : l'émission de France Culture "L'entretien littéraire"