Coups de cœur 2023 : soul, rap & reggae

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Soul

En guise d’entrée en matière, deux albums de soul purement instrumentale qui démontrent que la musique n’a pas forcément besoin de voix pour avoir une âme. Le premier, Changing light du groupe The Ironsides, nous vient de la Côte Ouest des États-Unis. Les thèmes très travaillés mêlant arpèges de guitare et cordes délicieusement rétro rappellent les meilleures productions de David Axelrod.

L’ambiance est plus planante encore chez Whatitdo Archive Group, dont les expérimentations psychédéliques s’inspirent du courant exotica des années 50 pour bâtir un Palace of a thousand sounds plein d’alcôves mystérieuses luxueusement décorées.

La voix est en revanche présente dès les premières mesures de Angels in science fiction de St Paul & The Broken Bones, et quelle voix ! Celle de Paul Janeway n’est pas sans évoquer Son Little ou Paul Spring de Holy Hive (artistes à écouter d’urgence si vous ne les connaissez pas encore), selon le registre abordé. Ajoutez à cela des compositions qui tiennent vraiment la route, sept musiciens qui assurent et vous pourriez bien tenir le meilleur disque de soul vocale de l’année !

Attendez tout de même avant d’établir votre palmarès définitif car la concurrence est rude. Candidate sérieuse au titre, l'Anglaise Izo Fitzroy a nourri son troisième album aux racines spirituelles et militantes de la soul. Très actuel par ses thèmes féministes, A good woman l'est également par sa couleur sonore, grâce au travail de production d'Oscar de Jong du groupe électro néerlandais Kraak & Smaak.

Signe des temps, ses compatriotes Smoove & Turrell, experts en tubes funky dansants, ont choisi d'afficher la couleur - politique - dès le titre. Red Ellen est un hommage à Ellen Wilkinson, députée travailliste britannique des années 30 et 40, qui fut après-guerre ministre de l'Éducation. Un appel à réenchanter le quotidien en liant musique festive et action politique. Allons-nous l'élire album de l'année ?

À moins que  Billy Valentine ne recueille notre suffrage… Compositeur pour Ray Charles et The Neville Brothers, il se retrouve enfin sous les projecteurs, à 70 ans passés. Billy Valentine and The Universal Truth met sa belle voix au service de classiques de la soul engagée. Entre groove et jazz, les chansons de Gil Scott-Heron, Curtis Mayfield ou Prince - entre autres - se voient ainsi sublimées par une relecture particulièrement inspirée.

À peine plus jeune, Robert Finley a placé sous le signe du blues son quatrième opus, Black bayou. On devine au titre qu’il en explore les recoins les plus marécageux, dans la grande tradition moite et poisseuse du swamp louisianais, sans s’interdire quelques parenthèses rock ou funk. Un répertoire qui sied à merveille à sa voix puissante et éraillée. Et si c'était lui, l'artiste de l'année ?

Le choix se complique encore à l’écoute de The Winding way, qui sonne comme un album posthume d’Otis Redding ! Qui dirait que les frangins de Teskey Brothers sont Australiens à l’écoute de ce disque où transpire la soul fiévreuse du Sud des États-unis ?

Autre duo, texan cette fois-ci, Black Pumas est bien parti pour renouer avec le succès. Chronicles of a diamond reprend les ingrédients qui ont assuré le triomphe de leur début discographique en 2019 : un mélange multivitaminé de soul vintage et de rock psychédélique joué avec une énergie contagieuse qui aurait toute sa place sur notre podium…

Moins évidemment accrocheur, le funk-rock lo-fi de Velvet Negroni révèle son étrange beauté à mesure des écoutes. Bulli est une invitation dans l'esprit tourmenté de son auteur, qui semble avoir éloigné ses démons personnels à coups de groove hypnotique. Clin d'œil au Festival de Cannes, on le fera concourir dans la catégorie "Une certaine écoute".

Après 30 ans de carrière, Meshell Ndegeocello a fait ses débuts sur le prestigieux label Blue Note. On retrouve sur The Omnichord real book la voix grave et mélancolique de la chanteuse multi-instrumentiste ainsi que ce mélange si particulier de soul, jazz et folk qui la caractérise. Un nouveau départ assurément réussi qui mériterait une récompense !

Cette manière de transcender les genres musicaux a peut-être influencé Sampha. Le jeune britannique - dont la voix rappelle parfois celle de José James - aura attendu six ans avant de franchir le cap du second album. Épreuve brillamment réussie avec le passionnant Lahai, alliance de douceur et de complexité qui pourrait décrocher notre palme 2023.

Finalement, c'est peut-être Janelle Monae qui mettra tout le monde d'accord : par son côté hédoniste et sensuel, The Age of pleasure a été le parfait album de l'été ; mais la couche de crème solaire dissimule à peine l'afro-féminisme revendicatif de la chanteuse, et l'éventail de musiques conviées à la fête (r'n'b, reggae, afrobeat) donne suffisamment de consistance à l'ensemble pour lui permettre de survivre à la fin des beaux jours.

Résultat des courses ? Trop de candidats ex-aequo : on réécoute le tout pour les départager !

 

Rap

Direction le cosmos avec le rap expérimental vaporeux de Shabazz Palaces. En moins d'une demi-heure, Robed in rareness vous embarque dans les étoiles, comme si Ishmael Butler - tête pensante du projet - avait profité d'une boucle spatio-temporelle pour enregistrer avec le Pink Floyd des années 70. Planant !

Dix ans après le succès de Doris, Earl Sweatshirt a sorti au milieu de l'été un album surprise réalisé avec The Alchemist. Le flow indolent du rappeur se coule dans les boucles en or du producteur au fil des 11 (courts) titres de ce lancinant Voir dire.

Mais s'il vous ne deviez écouter qu'un seul disque de rap américain du millésime 2023, choisissez Michael de Killer Mike. Aussi incisif que sur les albums de Run The Jewels, son duo avec El-P, le rappeur de 48 ans convoque les grandes figures de l'histoire afro-américaine, le gospel de son enfance et les sonorités du hip hop actuel pour inscrire son œuvre dans la continuité de la Great Black Music. Un grand disque contestataire qui par son propos et son ampleur musicale n'est pas sans rappeler le meilleur de Kendrick Lamar.

Si Killer Mike est le roi de l'année, la reine réside toujours en Grande-Bretagne. Deux ans après l'extraordinaire Sometimes I might be introvert, Little Simz revient à une certaine sobriété. Musicalement moins ambitieux que son prédécesseur, No thank you n'en est pas moins percutant. Car les subtils arrangements des productions ramassées d'Inflo font ressortir l'essentiel : les mots et le débit de la Londonienne, qui n'ont rien perdu de leur force ni de leur précision.

Quelques histoires de spectres pour compléter la sélection britannique : drôles ou mélancoliques selon les titres de Phantoms of the afters, qui fait entrer l'Irlandais Kojaque dans la cour des grands ; old school pour Verb T & Vic Grimes dont The Tower where the phantom lives s'apprécie avec le même frisson de plaisir qu'un vieux film d'épouvante ou qu'un album 90's du Wu-Tang Clan ; ceux enfin, plus malfaisants, qui hantent l'esprit de Guvna B depuis l'agression raciste qu'il a subie et qu'il tente de conjurer avec le rap minimal mais puissant de The Village is on fire.

 

Reggae

Le reggae a depuis longtemps essaimé hors de la Jamaïque. L'actualité de ce genre musical et de ses différents avatars nous donne donc l'occasion d'accomplir une tournée aux étapes parfois surprenantes.

Ainsi, les bonnes vibrations de Cosmic quest ne proviennent pas des Blue Mountains jamaïcaines mais des Alpes suisses ! The Cosmic Shuffling poursuit donc sa quête de sons sixties à travers une nouvelle série de compositions originales inspirées du ska et du rock steady, styles précurseurs du reggae.

On passe la frontière pour une courte escale auvergnate (Night & day) chez les Dub Shepherds. Les morceaux reggae-dub du duo clermontois sont visiblement nourris aux grandes productions jamaïcaines des années 70. On jurerait parfois entendre quelques expérimentations inédites du défunt sorcier Lee Scratch Perry. Une référence !

Franchissons ensuite la Manche pour frapper à la porte du Gentleman’s Dub Club. Malgré le patronyme du groupe, On a mission aborde un répertoire étonnamment pop et entraînant. On adhère sans réserve à ce club qui fait la part belle aux vocalistes, invitant notamment Eva Lazarus ou Hollie Cook à les rejoindre.

Un peu plus loin, en Écosse, Mungo's Hifi a consacré Past and present au style rub-a-dub : soit le retour à un certain dépouillement pour laisser la rythmique s'épanouir tandis que les vocalistes se succèdent au micro, des vétérans jamaïcains (Johnny Clarke, Prince Alla) aux jeunes pousses européennes (Pupajim, Hollie Cook encore).

La formation danoise Guiding Star Orchestra nous invite à une Communion qui n'a rien de solennel : aux puissantes rythmiques et effets électroniques propres au dub, elle ajoute en effet les interventions d'une douzaine de musiciens, dont des cuivres particulièrement présents, qui apportent à l'ensemble fraîcheur et spontanéité.

Quittons l'Europe pour rejoindre la Côte Est des États-Unis. Plutôt inattendue dans le registre roots du groupe The Loving Paupers, la voix douce de Kelly Di Filippo donne aux solides compositions de Ladders un charme pop mélancolique qui évoque une chanteuse qu'on adore… devinez qui ? Hollie Cook, bien sûr !

Pas question de revenir de ce périple sans une halte en Jamaïque. Deux artistes seront les ambassadeurs 2023 de la terre natale du reggae : Micah Shemahiah avec Jamaica Jamaica, brillant mélange de roots, de dancehall et de dub, pas du tout répétitif malgré son titre ; et Samory I, enfant terrible du ghetto de Kingston sauvé par la musique, qui pimente la même recette d'une pincée de R'n'B pour un retour en force justement intitulé Strenght.

 

Jérôme, janvier 2024